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GEMIN Pierre

Gemin pierre 2

Au fort du Hâ le 11 juillet 1942
Papa et Maman chérie
Je suis condamné à mort pour espionnage depuis le 8 juillet vers 4h. J’ai fait ma demande de recours en grâce au général von Stupnagel commandant l’armée d’occupation
Dans mes bons moments, j’espère qu’elle sera acceptée. Dans mes mauvais moments, il me semble qu’elle sera refusée, alors je pense à vous, uniquement à vous. À vous qui vous êtes dévoués sacrifiés qui avez sacrifié toute votre vie pour me donner une solide instruction. En ce moment je suis dans une mauvaise heure et je n’ai plus le courage de réagir. Depuis onze mois que toutes mes espérances sont systématiquement déçues, je n’ai plus la force d’espérer. La mort ne me fait pas peur, ce n’est pas mon sort qui me fait si triste, si las j’ai besoin j’ai l’impression que ce sera un grand choc et puis le néant je dormirais je ne souffrirai plus je n’aurai plus faims je n’aurai plus le cœur assoiffé de libertés et au moins je ne serai plus dans mon infâme cellule derrière mes barreaux, toujours affreusement triste. Donc vous voyez Papa et Maman chérie que ce n’est pas moi le plus à plaindre. Ce qui me fait trembler et me rend Infiniment malheureux, c’est la pensée que bientôt vous apprendrez ma condamnation. Quelle horrible nouvelle ! La mort me serait mille fois plus douce si, à tout moment, je ne m’imaginais que je serai bientôt pour vous l’objet de la pire souffrance qu’on puisse imposer à des êtres humains. À cause de moi vous allez être pendant des années torturés moralement. Votre vie si laborieuse vous aurait donné droit à une vieillesse heureuse, tranquille, au milieu de l’affection constante de mon frère et de moi, pour qui vous avez tout fait. Nous aurions pu être si heureux tous les quatre. Le sort en a décidé autrement. Au fond, quand on y réfléchit bien, la vie n’est qu’une continuelle souffrance puisqu’il faut mourir un jour, ! en mourant jeune on n’a pas le temps de souffrir beaucoup. Je vous répète encore, la mort ne me fait pas peur, et de ce côté-là je ne suis pas à plaindre ; je vous supplie, je te supplie, Maman chérie, d’être courageuse, d’accepter la fatalité. Je sais que ta vie va être brisée, mais je te demande, au nom de l’amour immense que j’ai pour toi, au nom de celui que tu me portes, de ne pas sombrer dans un noir désespoir et de ne plus trouver goût à rien. Je sais, le choc va être terrible pour toi, petite Maman chérie. Dis-toi bien quand tu liras ceci que plus tu seras courageuse, plus la mort m’aura été douce, c’est uniquement la pensée de votre immense douleur qui me fait atrocement souffrir. Je vous demande un dernier sacrifice c’est d’apprendre ma mort avec résignation et si je pouvais arriver à me persuader d’une telle chose, je marcherais sans peur au poteau comme un véritable héros. Il n’est pas difficile d’être un héros quand on ne laisse pas derrière soi une Mère adorée et un Père chéri.
Encore une fois, je vous supplie d’être fort d’être courageux et dites-vous bien qu’étant forts et courageux vous adoucissez ma mort. Soyez forts et courageux-pour moi… Reportez sur mon frère tout l’amour que vous me vouez. Essayez de m’oublier en vous disant :
« Notre Pierrot est mort pour une noble et grande cause. Sa mort n’a pas été inutile, il le savait en mourant. Il nous avait demandé d’accepter la fatalité avec résignation et pensait que nous ferions encore pour lui ce dernier sacrifice, la mort ainsi lui aura été plus supportable. Nous lui devons donc d’accepter notre malheur, puisqu’il est mort en pensant que nous ne lui refuserions pas ce dernier et sublime dévouement.
Aimez mon frère deux fois plus. Essayez de vous persuader que vous n’avez jamais eu qu’un fils. Ne souffrez pas trop je vous le demande au nom de l’amour que vous avez pour moi.
Je souffre depuis 11 mois physiquement et moralement. Pendant trois mois on m’a enfermé dans un cachot complètement muré et souvent j’avais l’impression d’être enterré vivant dans un tombeau.
Je ne savais encore si j’allais être fusillé. J’étais en ce moment fort, courageux, plein de santé et envers et contre tout j’espérais être libre dans peu de temps, je ne pouvais pas croire ou, plus exactement je ne voulais pas croire qu’il se pouvait, qu’il était possible, que je sois condamné à mort, qu’on me retire de cette vie qui m’avait jusqu’ici toujours souri, qu’on m’arracha à votre tendresse. Je me disais souvent : « Quand on a des parents comme j‘en ai, quand on est aussi aimé que je le suis, il est impossible, on ne peut pas mourir si jeune. »
Et puis j’avais confiance dans le petit fétiche, la petite médaille que tu m’avais donnée Maman chérie, tu croyais en son pouvoir, et c’était en quelque sorte communiquer avec toi que de croire la même chose. J’avais très, très faim, j’avais beaucoup maigri, mais malgré les longs moments d’abattement j’avais aussi de longues heures à espérer, mais c’était affreux que d’être toujours seul, dans ce cachot obscur.
Quelquefois il me prenait envie de me suicider, alors je pensais à vous et j’avais honte de telles pensées en songeant à votre peine. Je pleurais quand je m’imaginais la terrible angoisse dans laquelle mon imprudence vous avait plongés. Je me maudissais d’être pour vous la cause de tant de tourments…
Copie extraite du fascicule publié par les éditions Delmas Bordeaux en 1945 « Biographie de P.J. Gemin »  : pages 7 à 10
Extrait du livre « page 113 : Après son déjeuner plus que modeste, comme à l‘habitude, il se remit à sa correspondance quand on entendit un bruit de bottes sur le balcon intérieur.
Pierre Gemin eut sans doute un pressentiment et demanda si l’on pouvait faire parvenir à ses parents une lettre inachevée. Je lui promis aussitôt et pris la lettre